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La République et sa Bête : à propos des émeutes dans les banlieues de France

par Achille Mbembe

La France est un vieux pays fier de ses traditions et de son histoire. Sans son apport sur le plan de la philosophie, de la culture, de l’art et de l’esthétique, notre monde serait sans doute plus pauvre en esprit et en humanité. Voilà le côté limpide, presque cristallin de son identité.


La Bête et sa face nocturne

Malheureusement, la vieillesse à elle seule ne rend, ni les peuples, ni les États nécessairement plus raisonnables. En fait, chaque vieille culture cache toujours, derrière le masque de la raison et de la civilité, une face nocturne – un énorme réservoir d’obscures pulsions qui, à l’occasion, peuvent s’avérer meurtrières.

En Occident, le point de fixation de cette face nocturne et de ce réservoir de pulsions a toujours été la race – cette Bête dont la république française, dans son souci parfois aveugle d’universalité, a toujours refusé, pas toujours à tort, d’admettre l’existence. Parlant précisément de la race, la philosophe juive Hannah Arendt avait raison de proclamer qu’elle représentait l’ultime frontière au-delà de laquelle le politique en tant que tel n’avait, strictement parlant, plus aucun sens. N’avait-elle pas vu comment l’Allemagne, dans les années 1930-1940, mit en place des camps de concentration dans le but d’en finir une fois pour toutes avec “la question juive”. La France, heureusement, n’en est pas là.

Ceci dit, le jeu de cache-cache qu’elle n’a cessé d’entretenir avec la Bête depuis le début des années quatre-vingt risque, à très moyen terme, de lui sauter à la figure. Peut-être plus que d’autres pays européens, elle fait aujourd’hui l’expérience d’une double crise – crise de l’immigration (sous la figure de l’étranger) et crise de la citoyenneté, les deux se nourrissant désormais l’une de l’autre. À la faveur de cette crise, la face nocturne de la république, fouettée en très grande partie par le “le pénisme” et relayée par le “sarkozysme”, petit à petit se dévoile. On peut l’apercevoir à travers la banalisation du racisme d’État qui, de tous temps, a constitué la face honteuse – et pour cela soigneusement voilée – de la démocratie française. La Bête, que dans l’ordre de la démagogie l’on déployait de préférence à l’encontre des étrangers, aujourd’hui se retourne contre le corps politique lui-même et menace de le diviser en “Français de pure souche” et “Français pas tout à fait comme les autres “.

Comme toujours, dans les cas d’urgence, on sacrifie au “présentisme” et l’on tend à oublier les causes profondes. Pendant longtemps, les rapports de la France avec l’Afrique noire et arabe ont servi d’exutoire à ce racisme d’État – paternaliste et commode dans sa version postcoloniale, monstrueux quand il le fallait, comme lors de la guerre d’Algérie. Tapie sous la pénombre a donc toujours été la Bête. Pendant un temps, on ne pouvait la voir très clairement qu’à la lumière de la politique africaine menée, dans une parfaite continuité, par les différents régimes qui se sont succédés en France depuis 1960.

On peut se demander quel rapport les émeutes dans les banlieues de Paris ont avec l’Afrique. C’est oublier que la politique menée pendant plusieurs années par la France dans ce continent est, en très grande partie, responsable de la double crise de l’étranger et du citoyen dont les flambées actuelles de violence dans les cités sont l’expression. Après tout, qu’il existe tant de citoyens français d’origine africaine parqués dans les ghettos est le résultat direct de la colonisation de parties de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb par la France au XIXe siècle. Avant la colonisation, il y eut la Traite des esclaves – d’où l’existence des Antillais, des Guadeloupéens, et de bien d’autres. L’accélération des mouvements migratoires en direction de la France est, elle aussi, le produit direct de cette longue histoire. Mais de manière plus décisive, l’afflux d’immigrants illégaux en provenance des pays d’ancienne colonisation française est l’une des conséquences de l’appui multiforme que n’ont cessé d’apporter les gouvernements français aux élites prédatrices indigènes en charge de pays qu’elles n’ont pas cessé de saccager et d’appauvrir depuis les indépendances.

Dans une large mesure, la France est en train de récolter, chez elle, ce qu’elle a cru pouvoir semer ailleurs, dans l’irresponsabilité. Cela fait un moment que l’on demande à la république de prendre au sérieux la question des mémoires plurielles. Des efforts relativement tardifs ont été accomplis dans le sens d’une prise en charge symbolique de l’esclavage et de son abolition. La “fracture coloniale” reste, quant à elle, béante. Nul ne voulant entendre parler de politiques de discrimination positive, la restauration de l’ordre public dans les banlieues sera nécessairement effectuée par des policiers blancs pourchassant des jeunes gens de couleur dans les rues des cités. Entre-temps, un projet de loi célébrant l’œuvre “civilisatrice” et coloniale a été adopté au Parlement.

Il est, en effet, bon de tenir tête aux Etats-Unis lorsque ces derniers foulent aux pieds un droit international que très peu d’États respectent au demeurant. Encore faut-il, dans ses propres rapports avec les plus faibles, les plus vulnérables et les plus dépendants, montrer l’exemple. Or, de ce point de vue, la conduite de la France vis-à-vis de ses minorités est comparable à sa conduite en Afrique depuis la fin des colonisations directes : tout sauf éthique. Depuis 1960, la politique africaine de la France contredit radicalement tout ce que la France prétend représenter et l’idée qu’elle se fait d’elle-même, de son histoire et de son destin dans le monde.

Entre la France et l’Afrique, il n’existe plus aucun rapport d’attraction mutuelle. Exécration et rejet semblent désormais caractériser cette vieille relation jugée, de chaque côté, plus que jamais abusive.

Géographie de l’infamie

En Afrique francophone notamment, l’hostilité, voire la sourde haine des nouvelles générations à l’égard de la France et de ce qu’elle représente ne font que s’aggraver. Dans toutes les grandes métropoles, la colère monte au détour de chaque incident, aussi insignifiant soit-il. Le paradoxe est que l’anti-francisme est en train de prospérer au moment même où les signes sinon d’un réel désengagement, du moins d’une large indifférence de l’ancienne puissance coloniale à l’égard de ses ex-protégés se multiplient.

Des nombreux points d’ancrage de cette tension, deux en particulier risquent de conduire à un immense gâchis dans le court terme. Le premier a trait à la politique d’immigration et au traitement infligé aux réfugiés et autres Africains qui séjournent illégalement en France. Le deuxième – corollaire du premier – a trait à la politique de “pacification” des banlieues où vivent, pour l’essentiel, les citoyens français d’origine africaine ou les descendants d’esclaves africains devenus, par la force des circonstances, des citoyens français.

L’on est tous au courant du durcissement en cours et qui s’est traduit, récemment, par la multiplication des rafles sur les trottoirs des villes, dans les lycées ou au sortir du métro. L’on a entendu parler des évictions. Des familles, des enfants scolarisés, des célibataires à qui on ne proposait que quelques nuits à l’hôtel ont été jetés dans la rue. Chaque jour, sur l’ensemble du territoire français, des milliers de gens de couleur sont systématiquement contrôlés sans raison apparente. En certains cas, résultat de la logique du rapport de force et du harcèlement permanent, il commence à y avoir des morts. L’on est également au courant de la généralisation des camps visant à mettre à l’écart les étrangers en situation irrégulière, puis à les refouler, souvent manu militari, vers leurs lieux d’origine. Ou encore des pratiques d’externalisation – c’est-à-dire l’exportation, au-delà des frontières de l’Union Européenne et la sous-traitance, par des pays sous-développés, de la responsabilité de la gestion et de la protection des réfugiés moyennant une augmentation de “l’aide au développement”.

Camps-frontières situés à proximité des aéroports, des ports et des gares internationales, zones dites d’attente, centres locaux dits de rétention, camps pour étrangers, centres de “dépôt” des étrangers – peu importe désormais la nomenclature. Des juges font état du fait que les préfectures leur présentent chaque jour des étrangers pour prolongation de la rétention alors même qu’il n’y a plus de places dans les centres. L’ensemble du territoire hexagonal est désormais maillée par toute une géographie de l’infamie, de Bordeaux à Calais-Coquelle ; de Strasbourg à Hendaye ; de Lille, Lyon, Marseille, Nantes à Nice, Bobigny, Le Mesnil-Amelot ; de Roissy, Nanterre, Versailles, Vincennes à Rivesaltes, Rouen, Sète, Toulouse ; de Dunkerque, Lyon-Saint Exupéry, Saint-Nazaire à La Rochelle, Toulon, et ainsi de suite.

De l’autre côté de l’Atlantique, tout le monde est au courant des humiliations auxquelles font quotidiennement face de nombreux Africains cherchant à obtenir un visa pour la France dans les consulats d’Afrique – exception faite des bureaux d’Afrique du Sud. L’arbitraire des méthodes utilisées dans les consulats se situent en droite ligne de celles dont usait autrefois la colonisation, lorsque chaque “petit roi de la brousse” avait l’habitude d’agir à sa guise.

Triple logique du contrôle, du filtrage et du refoulement donc, avec son cortège de brutalités, de sévices physiques et de violences morales appliquées, une fois de plus, comme aux temps de l’esclavage, sur le corps nègre – la différence étant qu’en lieu et place du bateau, l’instrument privilégié est, aujourd’hui, le charter.

Palestinisation ?

Des traitements et formes d’humiliation qui n’étaient autrefois tolérés que dans les colonies refont aujourd’hui leur apparition en pleine métropole où ils sont appliqués, lors des rafles ou des descentes dans les banlieues, non seulement aux étrangers, migrants illégaux et réfugiés, mais de plus en plus, à des citoyens français d’origine africaine ou descendant des anciens esclaves africains.

En d’autres termes, la conjonction est en train de s’opérer entre, d’une part, les modes coloniaux de contrôle, de traitement et de séparation des gens ; de l’autre, le traitement des hommes et femmes jugés indésirables sur le territoire français ; et enfin le traitement de citoyens considérés de seconde zone pour la simple raison qu’ils ne sont, ni des “Français de souche”, ni des Français de “race blanche”.

Que l’on soit arrivé à ce point n’est pas fortuit. Au cours des dix dernières années, on n’a pas seulement fabriqué des représentations de l’étranger, du migrant et du réfugié qui font de ces derniers une menace à la sécurité nationale. On a également produit des législations qui, parce qu’elles violent si manifestement les lois communes, s’inspirent à bien des égards du Code de l’Indigénat sous la colonisation. Au détour de la lutte contre le droit d’asile, l’immigration illégale et le terrorisme, la sphère du droit a été envahie par des conceptions guerrières de l’ordre juridique. Ces conceptions guerrières ont, en retour, provoqué une nette résurgence du racisme d’État dont on sait qu’il était l’une des pierres angulaires de l’ordre colonial.

Le droit est désormais utilisé, non comme un outil pour rendre justice et pour garantir les libertés, mais comme l’artifice qui autorise le recours sinon à la violence extrême, du moins l’exposition des populations les plus vulnérables et les plus démunies à des moyens exceptionnels de répression. Ces moyens présentent l’avantage de pouvoir être employés de façon rapide, arbitraire, presque irresponsable. Pour contrôler les flux migratoires, on a procédé à une parcellisation de l’administration de la justice.

Comme à l’époque coloniale, le droit lui-même est désormais fragmenté. On se retrouve aujourd’hui en France avec des législations qui ne s’appliquent qu’à certaines “espèces humaines”. Ces législations édictent des infractions propres aux “espèces humaines” qu’elles visent en même temps qu’elles accordent aux autorités chargées de leur application des pouvoirs exceptionnels et dérogatoires au droit commun. Les délits invoqués au titre de ces lois ne peuvent l’être que contre ces “espèces humaines” particulières. Le régime des sanctions appliquées au titre de ces délits est, lui aussi, particulier puisque soustrait au droit commun.

Le Code de l’Indigénat avait été élaboré dans le cadre du gouvernement des colonies. Le gouvernement des colonies était, dans sa nature même, un gouvernement d’exception fondé sur le racisme d’État. Ici, la fonction du droit était précisément de multiplier, de banaliser, puis de généraliser les situations de non-droit et de les étendre à toutes les sphères de la vie quotidienne des gens de races jugées inférieures. Le rapatriement, vers la Métropole, de la philosophie juridique sous-jacente au Code de l’Indigénat – et du racisme d’État qui en était le corollaire – est en cours. Cette philosophie juridique est prétendument déployée dans la lutte contre les catégories de personnes jugées indésirables sur le territoire français (immigrants illégaux, sans-papiers, réfugiés).

Mais l’on sait bien que depuis plusieurs années, l’on fait croire à la population française que les banlieues constituent une menace directe à leur style de vie et à leurs valeurs les plus chères. À gauche comme à droite, on veut croire qu’on ne pourra refonder le lien social dans les cités qu’en faisant, d’une part, des problèmes de l’immigration et d’intégration des problèmes de sécurité et, d’autre part, en érigeant la laicité en police et de la religion et de ce que l’on appelle avec dédain le communautarisme.

Or, à partir du moment où l’on définit la banlieue comme habitée non par des sujets moraux à part entière, mais par une masse indistincte que l’on peut disqualifier sommairement (sauvageons, racaille, voyous et délinquants, caïds de l’économie parallèle); et à partir du moment où on l’érige comme comme le front intérieur d’une nouvelle guerre planétaire (à la fois culturelle, religieuse et militaire) dans laquelle se joue l’identité même de la république, la tentation est grande de vouloir appliquer, aux catégories les plus vulnérables de la société française, des méthodes coloniales tirées des leçons de la guerre des races.

Toutes proportions gardées, les images de centaines de policiers blancs armés, en train de pourchasser ou de procéder à l’arrestation de jeunes “gens de couleur” dans les quartiers urbains de la France en plein XXIe siècle ne sont pas sans rappeler ce qui se passait dans les ghettos des villes du nord des Etats-Unis et, surtout, dans le Sud du pays il y a plus de quarante ans. Les mêmes images font remonter à la mémoire les événements survenus plus récemment encore, dans les townships d’Afrique du Sud, au cours de la décennie 1970-1980. Mais plus que le Sud des Etats-Unis, les ghettos nord-américains et les townships d’Afrique du Sud, les jets de pierre et autres violences par le feu dans les banlieues de Paris font, de façon subliminale, écho aux flammes et à la fumée qui monte des camps de réfugiés de la Palestine.

Au demeurant, le vocabulaire du “nettoyage au Karcher” et de la “chasse à la racaille” utilisé par certains parlementaires et par de très hauts représentants de l’État ne fait qu’encourager de tels rapprochements. Si l’on n’y prend garde, poussée aux extrêmes, la logique du rapport de force peut facilement déboucher sur une “palestinisation” des cités, dans le droit fil de l’idéologie coloniale de la guerre des races. Tel est, quant au fond, le grave danger qui menace la société et la démocratie française – et, au-delà, l’Europe du XXIe siècle aux prises, une fois de plus, avec sa Bête – le problème de la race auquel vient s’ajouter celui de la religion. Comme on le voit ailleurs, du point de vue de la loi, la ‘palestinisation” tend généralement à faire de l’exception la norme tout en prétendant, soit faire naître, soit faire régner l’ordre et la justice par la terreur. Ce faisant, cette logique finit toujours par faire de la loi l’instrument d’un semblant d'”ordre” et d’une pseudo-justice caractéristiques de “l’état d’exception”, c’est-à-dire productrices d’un état de non-droit pour les plus vulnérables et d’un état de désordre et d’insécurité généralisée pour tous.

Est-ce vraiment la direction que veut prendre ce vieux pays qui a tant apporté au monde sur le plan de la philosophie, de la culture, des arts et de l’esthétique et qui, ce faisant, en a tant enrichi l’esprit ?

Achille Mbembe est professeur d’histoire et de science politique à l’université du Witwatersrand, Johannesbourg, Afrique du Sud.

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